C'est un pays merveilleux. Merveilleux comme ces contrées que l'on découvre, les yeux étourdis, dans les contes d'enfant. C'est un pays où, - soudain, souvent, toujours, - on finit par se perdre. On ne sait plus très bien quel chemin on a pris. On s'effraye presque de devoir choisir maintenant entre celui qui part vers les bois, ou celui qui descend, à travers champs, jusqu'au ruisseau. C'est un pays où rien n'est certain. Où les choses semblent différentesà chaque seconde.
C'est un univers comme celui-ci où nous conduisent sans prévenir mais avec une extrême attention, avec un talent qui éblouit, les protagonistes du Tricycle, Jean-René Mourot, Arthur Vonfelt, Adam Lanfrey et leurs amis.
Ce pays est assurément un monde étrange. Non pas qu'on y parle une autre langue que la nôtre et que les moeurs de ses habitants nous soient inconnus. Au contraire : dans ce monde inhabituel on se sent chez nous, on se sent bien, on se sent libre – libre d'inventer, de rêver, d'être nous-même. Ce ne sont pas les points de repères qui font défaut – jazz, musique improvisée, funk – mais il n'empêche que dans ce monde-là on est sans cesse en train de vagabonder dans quelques sentiers buissonniers. A tout instant on s'y trouve mieux que partout ailleurs. Parce que, sans doute, on se surprend soi-même à inventer ses propres songes, sa propre cité, presque son paradis.
Les jeunes musiciens qui ont inventé la musique que nous avons la chance insigne de pouvoir écouter ici – c'est-à-dire de partager avec eux ; car , lorsqu'on « écoute » nous ne restons pas inactifs : nous aussi, (sans le savoir le plus souvent), nous jouons, nous « participons » de la musique, nous participons à cette musique – ces jeunes musiciens qui nous font ce don, sont assurément comme des insatisfaits permanents.
Ils ont bien raison d'être ainsi ! C'est ainsi que nous les aimons. Ici, les obstacles rendent plus agréables les voyages, plus harmonieux et plus heureux les femmes et les hommes qui s'aventurent dans ces territoires inexplorés et si familiers à la fois. C'est ici comme une expérience fondamentale qu'il nous est donné de faire grâce à la magie du Tricycle. Celle de l'invention toujours renouvelée. Car, si la musique est attendue, si l'on croit d'avance qu'elle va nous enchanter ou nous éblouir alors elle sera tout juste capable de nous conter une rengaine : elle ne fera pas notre joie.
C'est à sa manière ce qu'a écrit un jour le romancier James Sallis dans l'un de ses plus beaux
livres:
« Adrian me parla une fois des musiciens africains avec lesquels il avait joué ; nous dit-il.
Lorsque les choses devenaient trop prévisibles, trop définies, trop répétitives, ils exhortaient
leurs compagnons « à y introduire de la confusion ».(1)
Le pays que le Tricycle – puisque c'est le nom que ces trois jeunes musiciens se sont choisi pour dire leur unité, cette unité qui ne semble fondée que sur leur pouvoir d'imagination, sur leur capacité la plus individuelle à inventer et à créer – ce pays-là a un nom. Ce nom est le plus beau que l'on puisse rêver : il n'en a qu'un, celui de la musique! Lorsque celle-ci désigne non seulement un art, mais peut-être davantage encore, tout acte de création et d'invention. Et pourtant c'est un pays dans lequel - pour reprendre le mot de James Sallis - la « confusion » règne à tous les détours des routes, de toutes les routes, même de celles qui semblent les plus aisées à emprunter . Les titres de chaque « plage », les titres eux- mêmes manifestent cette « confusion », ces voies qui nous détournent des droits chemins..
Cela commence par une « Interduction », puis survient une « Kyrielle », une « Cour des miracles » et un « Prélude » qui au lieu de servir d'ouverture à cette musique et à ce monde ne vient ici qu'en quatrième position. Dans le pays du Tricycle tout est à l'avenant, rien n'est prévu, rien n'est prévisible... C'est comme cela que ce pays est un monde où la liberté d'être, où le simple fait d'exister, et donc de fredonner, de chanter, de jouer, implique l'incertitude, la recherche constante, l'invention toujours renouvelée. Dans cette région où les chemins, se perdent et nous perdent un peu, le Tricycle nous emmène avec un bonheur constant. Ces pièces qui ont pour noms « Angry Men's Blues » ou « Esquisse » pour ne citer qu'elles, ces pièces qui nous font rêver, sont une sorte de témoignage que la musique est cette « unique joie », qui impose que nous commencions et recommencions sans cesse notre propre voyage.
Car « l’unique joie au monde c’est de commencer [...] toujours, à chaque instant" (2). Comme une musique incessante au pays des chemins perdus.
Michel Arcens, novembre 2013
(1) James Sallis « Bois Mort », éditions Gallimard, collection Folio
(2) Cesare Pavese « Le métier de vivre » éditions Gallimard, collection Quarto
Michel Arcens, rédacteur pour Citizen Jazz, premier site internet spécialisé en France, est l'auteur de deux ouvrages sur le jazz : « Instants de jazz » avec un prologue d'Alain Gerber et des photographies de Jean-Jacques Pussiau et « John Coltrane, la musique sans raison », tous deux aux éditions Alter Ego.